FRArt Why relooking at caricature today ?

1. Interview

  • type: Article
  • ref: DOC.2021.121
  • Creation date: 21 Décembre 2017
  • Eleni Kamma, interview
  • elenikamma-revuear2018_72.pdf
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L’entretien qui suit a été réalisé à Bruxelles le 21 décembre 2017.

Art et recherche (A/R) : Quels sont les éléments déclencheurs qui vous ont amené à élaborer votre proposition de recherche ?

Eleni Kamma (E.K.) : Ce sont des questions que j’ai rencontrées durant la première année de ma thèse qui m’ont conduites à faire cette proposition. Depuis le début, il y avait ce fort désir de travailler sur trois territoires différents, pour être en mesure de les comparer d’une certaine manière. J’ai donc focalisé mon attention sur la Belgique et les Pays-Bas, les deux pays où je vis et travaille, ainsi que la Grèce, d’où je suis originaire. Ma question de recherche était la suivante : comment des formes européennes locales et traditionnelles du théâtre parrhèsiastique et de la scénographie urbaine peuvent-elles être une source d’inspiration pour les pratiques artistiques critiques d’aujourd’hui ? L’idée du projet de recherche était d’investiguer des éléments spécifiques à la Belgique, en relation avec ma thèse, dont le sujet est le théâtre parrhèsiastique comme modèle pour la pratique artistique.

J’appelle théâtre parrhèsiastique un genre de théâtre où les évènements ou les actes sont mis en scène par des personnages s'exprimant courageusement sur la place publique, à travers des scènes d'excès et de rires qui agissent sur l'esprit du spectateur. Ceci inclut la plupart des pratiques folkloriques comme le carnaval.

A/R : Pourquoi et comment la caricature, en tant qu’objet de recherche, mais également en tant que pratique artistique autonome, vous est-elle apparue comme une ressource ou un terrain d’investigation ?   

E.K.  : À cette époque, je venais de commencer la lecture du livre de Champfleury, Histoire de la caricature. Cependant, ma décision d’inclure la caricature dans mon projet de recherche était plus intuitive que rationnelle. Cela est lié avec un certain savoir ou une connaissance qui est présente dans une culture. En Belgique, la caricature était très présente chez les peintres et dans la littérature, notamment dans les revues satiriques.
Les artistes belges me semblent très concernés par l’acte de dénomination. Cette négociation entre image et langage est constamment présente dans l’art moderne : chez Magritte, Broodthaers, etc…C’est vraiment ce qui me fascine également dans la caricature, cette relation entre l’image et le texte.

A/R : Ce qui est intéressant dans la caricature, c’est qu’on ne sait pas lequel des deux, du texte ou de l’image, est assujetti à l’autre. Dans notre société actuelle, on a souvent l’impression que l’impact du visuel est plus immédiat que celui du discours. Mais ça n’a pas toujours été le cas, puisqu’au XVIIIe siècle par exemple, la traditionnelle hiérarchie entre les arts voulait que le verbe l’emporte sur toutes autres formes de représentations. Ce renversement de valeur occupe une place importante dans votre questionnement, il me semble.

E.K.  : En posant la question, Pourquoi re-regarder la caricature aujourd’hui, je sentais que cette investigation pourrait m’aider à mieux comprendre ce qu’est un artiste critique ou engagé aujourd’hui.  Et comment chacun peut arriver à se positionner par rapport à son époque. Mon enquête sur la caricature m'a conduit à une généalogie d'artistes «  aux cerveaux plus littérairement organisés », pour reprendre les termes de Champfleury, qu'il distingue de ces artistes qui ne se soucient que du beau. Champfleury remarque aussi que le peintre de parodie  « s'occupe des choses de son temps, s'en indigne, et son indignation fait la force de son crayon ; mais c’est le fait qui le frappe, l’actualité, l’événement du jour ». Ces qualités pourraient être attribuées à la fois à un caricaturiste et à un artiste contemporain critique, en mon sens. Et c’est là que mes questionnements personnels en tant que plasticienne rejoignent les enjeux de ma recherche. Dans les premières années de ma pratique artistique, je faisais essentiellement du dessin et la réception de cette production se jouait principalement à un niveau esthétique. Or, je souhaitais également introduire une dimension polémique à mon travail. D’où la volonté de faire intervenir le langage comme une clé de lecture supplémentaire pour le spectateur.

A/R : L’indignation ne trouve certainement pas les mêmes origines aujourd’hui qu’à l’époque de Champfleury. Quel lien faites-vous entre cette réalité historique et le contexte actuel de votre recherche ?

E.K.  : Cela m’a vraiment été utile que ce soit un si vieux texte, que j’ai dû traduire et donc dans lequel j’ai dû m’investir durant une longue période. Cela m'a permis de resituer les choses dans le temps. Le fait de revisiter d’anciennes pratiques est au centre de ma démarche artistique. Non pas parce que je suis nostalgique, mais précisément en raison du potentiel de revitalisation de puissances endormies, qui, dans un cadre spécifique, permettent de déclencher l’expression d’une conscience politique. J’essaie d’éviter de faire un commentaire à propos d’une œuvre existante, car je trouve cela limitant. Mais j’apprécie lorsque le processus inverse advient.      
Par exemple, j’ai dessiné ce personnage qui symbolise pour moi la colère et qui, à la place de la bouche, a un espace blanc.
Au fond, qui suis-je pour parler de parrhèsia ? Je ne suis ni une oratrice ni une performeuse, donc comment trouver ma manière de m’engager physiquement ? Comment puis-je parler, à qui dois-je m’adresser ? Une façon de résoudre cette question a été de me projeter dans mes dessins, d’avoir une relation intime avec le support papier.
J’ai trouvé une caricature de Kupka datant de 1902, provenant du journal populaire L’Assiette au beurre, qui s’intitule L’électeur aphone. J’ai été étonnée de constater à quel point celle-ci présentait des similitudes avec mon dessin. À l’époque, l'auteur dénonçait le fait qu’un citoyen qui avait plus d’argent, pouvait avoir plus de voix (de vote). On aperçoit dans cette caricature l’électeur à une voix, celui qui n’a qu’une demi-voix… Et celui qui n’en a pas du tout, est muselé.

A/R : Le rapport au corps et le questionnement sur la posture éthique à adopter semblent être des composantes importantes de votre projet de recherche. J’imagine que c’est ce qui a influencé le choix d’expérimenter d’autres outils d’enregistrement, tels que la performance et la vidéo. S’agissait-il d’une décision consciente, délibérée ou ces médiums se sont-ils imposés au fur et à mesure du processus de recherche ?       

E.K.  : Ma manière de travailler n’est certainement pas linéaire, je ne cherche pas à répondre aux questions que je me pose dans l’ordre. Il s’agit plutôt de trouver une manière d’agencer des éléments entre eux, dans un certain ordre.

A/R : Comment en êtes-vous arrivée à développer l’idée d’un casting pour une future parade ?

E.K.  : Le défilé est avant tout un dispositif ou un modèle pour m'aider à explorer la visualisation, l'actualisation et la pratique des aspects du théâtre parrhèsiastique. Le modèle se développe autour de séquences d'images mentales d'un défilé de théâtre parrhèsiastique comme un « événement » à filmer. Ce dernier est fondé sur d'anciennes formes traditionnelles, des personnages, des événements et des manifestations de la parrhèsie. Ceux-ci seront transformés à l'aide de dessins et d'objets en une typologie contemporaine de personnages, de lieux, de rôles et de leurs interactions possibles. Ces interactions se feront par l'appropriation, la reconstitution et la répétition de certains actes. Dans le cadre du processus de recherche, certains de ces personnages seront réalisés dans le but d’être interprétés par des performeurs, qui porteront des costumes et des accessoires pour interagir avec le public, à travers une série d'actions. L'appel au casting du titre fonctionne à la fois comme une référence au processus de préparation d'une production cinématographique ou théâtrale et comme une invitation ouverte, une tentative d’inclure le spectateur.
D’un point de vue conceptuel, le défilé se développe à mi-chemin entre une allégorie culturelle de l'Europe contemporaine et une invocation d'une communauté de vieux rites parrhèsiastiques. En explorant d'autres manières de parler – comme le suggère l'étymologie du terme allos qui signifie « autre » en grec – et en produisant des relations arbitraires entre l'image et le langage, l'allégorie a souvent été utilisée comme arme contre les situations injustes.

A/R : Le défilé est donc proche d’une manifestation politique, en un sens. Pourquoi avoir choisi d’investir ce type de représentation socialement connoté ?    

E.K.  : Les raisons pour lesquelles j'ai choisi le défilé comme forme de recherche sont multiples.
Qu'elles soient militaires, carnavalesques ou en tant que mode de protestation, les parades forment et s'adressent à un corps social. Pendant le carnaval, les gens perdent leur individualité quotidienne et éprouvent un sentiment accru d'unité sociale à travers l'utilisation de masques et de costumes. Le but d'un défilé est de démontrer, d'exposer, de rendre visible – que ce soit la puissance du conquérant ou la grandeur d'une fête. Les pratiques parrhesiastiques visent également à rendre visible et à exposer, mais elles sont concernées par des problèmes tels qu'une injustice faite à la ville ou un souverain corrompu.

A/R : Vous avez décidé d’implanter votre défilé dans l’espace urbain, plutôt que sur la scène d’un théâtre. Les résultats ne sont-ils pas moins contrôlables, plus aléatoires ?  

E.K.  : Un défilé engage l'espace public de deux manières. En soi, c’est un espace public temporaire mobile et en même temps, en théâtralisant l'espace public existant, il le traverse, l’imprègne et le perturbe. Un défilé défie l'ordre donné des choses et a donc le potentiel d'activer et de transformer les espaces de la ville qu'il traverse.
Ma manière de développer ce défilé s’est faite en quatre étapes. Ces étapes comprennent les exercices, les interstices, les doutes et les espaces entre la volonté de partager ses opinions à travers des situations comiques avec le public et l'actualisation de ces situations.

A/R : Où avez-vous puisé votre inspiration pour construire ces personnages ? Qu’est-ce qui les caractérise ? Comment sont-ils censés évoluer ?  

E.K.  : Mon point de départ est le développement de plusieurs types de caractères, à la fois des individus et des groupes. Bien que ces personnages soient fictifs, ils sont inspirés par des personnages de la culture populaire, de l'art, du théâtre et du cinéma qui risquent de s'exprimer à travers des scènes de rires et d'excès. Ils incarnent des traces des traditions comiques de leurs régions et se déplacent le long du tissu urbain de la ville. Créant des scénographies urbaines en mouvement, ces personnages démontrent diverses stratégies de langage, d'image et de gestes utilisées dans des buts parrhésiastiques. Ils le font en assumant des positions d’altérité.

A/R : Pourriez-vous nous décrire brièvement l’un ou l’autre personnages qui vous semble le plus emblématique de cette parade ?

E.K.  : Oui. D’abord il y a le Fou. Le fou est une figure récurrente à travers l'histoire, qui prend la forme des mimes « ridicules » grecs et romains, du bouffon de la cour médiévale, du clown. Ce qui est typique du Fou et surtout du bouffon, c’est son esprit malicieux et le privilège qu’il a de pouvoir exprimer son opinion personnelle ou d'endosser la voix du peuple, devant ceux qui détiennent le pouvoir, à condition que ce soit fait avec humour. Son rôle est étroitement lié à la liberté d’expression. Le fou médiéval est représenté par un costume qui comprend un chapeau et une marotte, le « sceptre » du fou, une réplique emblématique de la tête du fou, sur un bâton en bois. Traditionnellement, le fou médiéval s'approprie ou remplace l'image de quelqu'un d'autre. La marotte est semi-autonome par rapport au Fou, c'est-à-dire que la marotte commence à satiriser une personne ou une situation, alors que le Fou la défend, ce qui conduit à une dispute entre la marotte et le Fou.
Il y a aussi le Selfie-Junkie qui est un personnage dérivé de la culture contemporaine des médias sociaux. Le personnage se concentre sur lui-même, se place à l’intérieur d’un cadre photographique, souvent en avant-plan d'un lieu reconnaissable. Il est simultanément à l'intérieur et à l'extérieur de ce site : physiquement il est présent, mais son image circule dans l'espace des médias/réseaux sociaux également. Le Selfie-Junkie fait des photos et des vidéos de lui-même et de ce qui se cache derrière : le défilé, les passants, la ville.

A/R : Si j’ai bien compris, l’objectif final est donc non seulement de documenter cette parade, mais de réaliser un film à partir de celle-ci.  

E.K.  : En effet, ce sera l’ultime étape du projet. Visuellement, le défilé se construit autour de méthodes et de stratégies cinématographiques et théâtrales qui permettent d'étudier des termes et des concepts connexes, tels que l'interruption, le gros plan, l’image-affection, l’image-action et la répétition. C’est dans le montage que les trois étapes précédentes se rejoignent.

A/R : Afin de réaliser ce film à venir, vous avez fait appel à des interprètes, qui ont endossé les rôles de certains personnages que vous avez créés. Dans l’extrait vidéo que vous venez de me montrer, qui prend place dans un intérieur bourgeois, filmé en plan fixe assez serré, on assiste à ce qui semble être la répétition de certains gestes ritualisés.    

E.K. : Cette scène a été filmée à la Villa Empain, c’est la première qui ait été réalisée là-bas. Elle n’a rien à voir avec la caricature et pourtant, c’est elle qui a vraiment renforcé ma compréhension des origines du projet de recherche. C’est une scène où l’on voit deux femmes qui déposent des mots dans les plateaux d’une balance. Je vais certainement la réutiliser dans le film.
 
A/R : Il me semble important de convoquer ici votre héritage culturel, qui semble jouer un rôle majeur dans la mise en scène de ce personnage particulièrement. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le processus d’élaboration de cette scène ? Quels en sont les auteurs ? Quelle en est la signification ?  

E.K.  : Avec Alexios Papazacharias, artiste et curateur grec, nous avons travaillé sur des diagrammes illustrant différentes caractéristiques du terme parade, du spectateur au participant, en passant par les causes, les messages, les sons, la matérialité, la parodie et finalement la parrhèsia.
Ces diagrammes furent rendus possibles grâce à des séries de discussions conduites durant l’été 2017 avec des individus ayant des bagages différents, tous étant Grecs ou connectés avec la Grèce et qui ont organisé différents types de parades, dans certains cas en tant que grands maréchaux.     
Le groupe de contributeurs était constitué d’Andrea Gilbert (activiste et organisateur de la Gay Pride d’Athènes), Kostas Katarachias (médecin et activiste politique), Spyridon Papazacharias (officier dans l’infanterie aérienne hellénique) et Thanasis Deligiannis (compositeur). Maria Konti (artiste et art thérapeute) nous a généreusement fourni des informations à propos des techniques pour faciliter l’expression et la créativité au sein d’un groupe.  
À partir de ces diagrammes et discussions, j’ai dessiné les différents personnages de la parade. Dans la vidéo dont il est question, il s’agit du Glossaire des mots parrhèsiastiques. En tant que figure théâtrale, le Glossaire se déplace le long du tissu urbain de la ville, démontrant la lourdeur des mots qu'elle porte avec elle, lesquels sont faits de laiton et sont suspendus à des chaînes de métal autour de son corps. Elle porte une balance pour peser et comparer aussi bien physiquement que symboliquement le poids de ces termes. Les mots sont martelés à la main, en référence aux systèmes de valeurs et aux vieux vœux grecs.
Bien que je sois une plasticienne, je m’empare souvent du langage, du son et de l'apport du langage pour fabriquer une image poétique. Peut-être que c'est ma façon de me protéger de la séduction ou de la tromperie du visuel, d’éviter d'être piégée par la beauté.

A/R : Qu’est-ce qui a motivé le choix de la Villa Empain pour servir de décor à cette scène particulière ?  
    
E.K.  : Premièrement, la Villa est un très bel exemple d’architecture Art Déco. Elle a également une riche histoire, en raison des nombreux propriétaires qui l’ont occupée. Ce bâtiment est selon moi un monument à la contestation, en ce qui concerne la lutte entre les droits publics et les droits privés, à la beauté et au patrimoine culturel. Successivement résidence privée, musée des arts décoratifs offert à l’État belge par le baron Empain, puis siège de la Gestapo durant la Seconde Guerre mondiale, ambassade de l'Union soviétique, espace d'exposition, siège de la RTL, etc…elle a subi autant de pillages que de périodes de vacance et d’abandon. Depuis 2010, c'est un centre culturel, accueillant des expositions, des concerts, des conférences.

A/R : Y a-t-il d’autres endroits aussi emblématiques de la ville de Bruxelles sur lesquels votre regard s’est arrêté et qui ont nourri votre analyse du folklore local ?

E.K.  : Au tout début du projet, j'ai invité la danseuse Sahra Huby à contribuer à la recherche. En mai 2017, Sahra, Elena Betros [artiste basée à Bruxelles] et moi avons engagé deux jours de discussions intenses concernant mes lectures et mes notes. Durant trois jours, Sahra a joué le rôle du Fou du roi contemporain, caricaturant les personnes faisant des autoportraits avec des bâtons de selfie. Elle a également développé le personnage du Selfie-Junkie, dont il a été question précédemment. Elle se déplaçait parmi les gens, les imitait avec exagération et se ridiculisait sur la Grand-Place de Bruxelles. Elle est devenue une Selfie-Junkie parmi tant d’autres, provoquant ainsi des réactions de la part des touristes. Sahra, Pim Herkens [réalisateur basé à Bruxelles], Elena et moi, avons documenté ce processus de recherche, les actions de Sahra, ainsi que les réactions des personnes qui la regardaient.
 
A/R : Au regard de vos intentions originelles, comment définiriez-vous ou parleriez-vous des enjeux de votre recherche maintenant qu'elle a été mise en œuvre, tant d’un point de vue plastique ou formel, que conceptuel et/ou théorique ?

E.K.  : D’abord, la caricature examinée d’un point de vue politique devait être le sujet central de la recherche, puis je me suis rendu compte que n’ayant pas vécu suffisamment longtemps en Belgique et ne possédant ni la langue française ni néerlandaise, mon expertise était assez limitée. Ensuite, je me suis tournée vers la culture internet, qui est plus universelle, pour explorer les modes de communication et la manière dont ces outils forgent notre identité. Puis, j’ai décidé de replacer ces enjeux dans le cadre d’une parade. Lorsque j’ai commencé, ma recherche était très vaste, avec trois axes principaux. Puis, certains aspects se sont précisés et d’autres ont été abandonnés.  

A/R : Le questionnement autour des nouveaux médias et de la portée de la caricature sur internet, qui tend à faire apparaître les politiciens pour des caricatures d’eux-mêmes, faisait déjà partie de vos axes de recherche initiaux. Qu’est-ce qui explique que vous vous en êtes écartés ?  

E.K.  : Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai commencé par vouloir investiguer la caricature en lisant et en retraçant son histoire. J'ai visité des bibliothèques, des musées : le Centre Belge de la Bande Dessinée, le Musée BELvue, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, le Musée Marc Sleen à Bruxelles, James Ensor à l'Ensorhuis et au Mu.ZEE d’Ostende. J’ai lu énormément. Mon point de départ fut l'Histoire de la Caricature de Champfleury (antique, médiévale et moderne) de la fin du XIXe siècle. Les trois volumes que j’ai employés contextualisent la caricature en Europe à différents moments historiques. Puis j’ai continué avec d’autres. En puisant dans les exemples de caricature ancienne, je me suis de plus en plus attardée sur le rôle des médias. J'ai recueilli des images et textes, illustrant comment la caricature se rapporte aux attitudes politiques à divers moments historiques. J'ai examiné le rôle des médias dans la production et la distribution de la caricature. Mon but était de penser à la place de la caricature aujourd'hui, en regardant à travers l'objectif du passé. Mon enquête m'a amené à mieux comprendre comment la caricature se rapporte aux médias populaires de chaque période. En Belgique, établie comme nation en 1830, le pouvoir de la caricature politique s'exprime principalement à travers des dessins et des croquis illustrant des événements historiques. Le développement des techniques d'impression (lithographie) a permis la diffusion de l'image auprès d'un public plus large. La matière imprimée (publications et journaux) était le médium populaire de l'époque, en accord avec le rôle du sujet comme citoyen au XIXe siècle. Aujourd’hui, le média le plus populaire est incontestablement Internet. Le sujet de ma recherche s’est progressivement réorienté vers comment sommes-nous devenus des caricatures de nous-mêmes sur les différents réseaux sociaux, à travers notre comportement et nos poses. Ma démarche consiste davantage à m’inspirer de comportements qualifiés d'addictifs pour élaborer des figures archétypales, nous renvoyant à nos propres réflexes et pouvant susciter une prise de conscience.
Les festivités telles que les carnavals, les célébrations et les défilés ont traditionnellement été identifiées comme des lieux de production du rire commun. Quand les individus participent à de tels événements, ils regardent essentiellement le monde d'un point de vue personnel et affectif, incarnant le politique dans la société à travers leur participation. Nous sommes actuellement témoins d’un autre type de participation à travers les médias/réseaux sociaux et des instruments, tels que les selfies et les selfie-sticks. En utilisant le selfie, l'individu devient plutôt une figure imbriquée dans un contexte qui le coupe de sa force agissante. Au lieu de mettre l'accent sur la subjectivité de chacun dans le processus d’individuation, le selfie-stick permet un aplatissement de l’individu en tant qu'image.

A/R : Des ressources théoriques ont-elles été convoquées et quelles sont-elles ? Que pensez-vous qu'elles ont apporté à votre recherche ?

E.K.  : Ces allers-retours entre la littérature et le «  faire  » sont une manière indispensable de faire progresser mon travail. C’est d’abord par les livres, la lecture et le langage que j'en suis arrivée à traiter de l’image. En plus de Champfleury et des auteurs que j’ai déjà mentionnés, qui sont directement liés aux aspects social et visuel de la caricature, ma recherche a aussi été influencée par des penseurs comme Chantal Mouffe, Mikhail Bakhtin et Anca Parvulescu. Je trouve que la manière dont cette autrice utilise le langage, et plus spécifiquement la notion d’archive, les descriptions et les anecdotes pour rappeler au lecteur la matérialité du rire, particulièrement fascinante. Je suis en train de lire pour le moment Bifo, Phenomenology of the end. Cognition and sensibility in the transition from conjunctive to connective mode of social communication. C'est intéressant de voir comment mes intérêts et ma pensée ont été redirigés grâce à cette période de recherche sur la caricature.    

A/R : Les auteurs que vous mentionnez semblent s’accorder sur le fait que le progrès technologique et l’utilisation de nouveaux outils informatiques et numériques aient profondément et durablement modifié nos modes de sociabilité et d’apprentissage. Pensez-vous que cela puisse porter atteinte à la liberté d’expression et agir comme une sorte de filtre ou d’autocensure ?       

E.K.  : Évidemment, la manière dont nous communiquons aujourd’hui affecte notre manière de ressentir et de penser.  Il y a un an environ, j’ai réalisé un entretien avec une dame aveugle. Elle occupe un poste en ressources humaines et procède régulièrement à des entretiens pour des recrutements. Cette femme est capable de discerner un bon candidat d’un mauvais candidat seulement en écoutant le son et l’orientation spatiale de sa voix. Elle savait si la personne réagissait à son handicap ou si elle manifestait un manque d’intérêt en détournant la tête, par exemple.
Il me semble que des analogies pourraient être établies entre la conscience spatiale d'une personne aveugle et notre utilisation de l'espace virtuel. En tant qu’utilisateur, le monde entier semble être à proximité mais de manière abstraite, à travers l'ordinateur, alors qu’il est matériellement détaché de mon propre corps. Ainsi, les sens sont fondamentalement en conflit ou du moins séparés de leur centre d’émission et de réception. Dans une plus large mesure, pour communiquer aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’incarner physiquement une position, une représentation suffit et cela a un impact sur la manière dont nous prenons la parole, critiquons et blaguons et comment nous percevons ce que peut être le corps social.    
Par exemple, les révolutions arabes se sont faites à travers les réseaux sociaux. Mais une fois que les gens se sont réunis sur place, ils ne savaient plus quoi faire, comment s’organiser. Les relations virtuelles sont très différentes de celles qu’on peut avoir sur le terrain, dans la vie quotidienne.             
Je ne peux le défendre clairement maintenant, mais je pense que c’est une trajectoire que j’ai envie de poursuivre et d’investiguer. Dans une interview, Yannis Ritsos, poète grec et activiste de gauche [1909-1990] parle de parrhèsia en disant que ce sont les sens qui nourrissent le cerveau, pas le contraire. Je pense qu’il a raison.

A/R : Pour finir, parleriez-vous de résultats de recherche ou trouvez-vous ce vocable inadéquat ? S'il y a résultat, en quoi est-il différent d'une œuvre ? Et si le mot résultat est inadéquat, comment nommeriez-vous ce travail ?

E.K.  : Je préfère employer le terme de «  restes  » ou de «  résidus  », plutôt que de résultats.   
Pour moi les résultats sont des fragments de présence, qui arrivent par le biais des dessins et des images, des objets, des gestes. C’est un processus qui se poursuit. Lorsqu’on pense à la recherche artistique, je pense qu’il faut accorder plus d’importance au processus plutôt qu’au résultat. Durant toutes ces années, j’ai lutté pour faire reconnaître mes dessins comme des «  instants  » précis ou des relevés d’une création continue et non comme des résultats définitifs, ce que je juge être une mésinterprétation totale. Maintenant j’ai l’impression d’y être arrivée par le biais de la recherche. Ceci dit, même si je suis vraiment intéressée par le processus, il y a bien sûr des étapes concrètes, des moments où l’on perçoit des avancées.

A/R : Est-ce que vous vous sentez plus autorisée maintenant à parler de ce processus ?

E.K.  : Oui, j'ai acquis plus de confiance. La manière de communiquer sur sa recherche, de parler de ce processus fait également partie des résultats ou des «  résidus  », comme je les appelle.

A/R : S’il ne s'agit pas d'un résultat, qu'est-ce qui vient rythmer ou scander le travail ? Est-ce un mouvement sans fin ?

E.K.  : J’ai tendance à collecter beaucoup d’informations sous forme d’images et de textes, et progressivement, à commencer à tester. Puis, il y a un moment où je sélectionne et ne conserve de la matière extraite que ce qu’il y a d’important. C’est le signe annonciateur de la fin.
À l’heure actuelle, je suis toujours en train de collecter, ce processus n’a pas encore atteint sa fin. Mais ce qui est plus clair désormais, c’est le cadre. Il est évident que je vais poursuivre dans cette direction et que je vais être occupée avec le film durant les deux prochaines années. Je pense qu’à un certain moment, j’aurai épuisé toutes les questions et ce sera la fin.

A/R : Que pouvez-vous dire de ce résultat ou de cette absence de résultat ? Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

E.K.  : Selon moi, il y a eu et il y aura encore de nombreuses étapes. Premièrement, il y a les personnages, deuxièmement il y a la manière dont ils interagissent entre eux. Et dont on les filme. Ce sont des compléments. J’aime l’idée que les personnages se mirent les uns dans les autres. Je pense que ça produit quelque chose. La matérialité est importante, il faut réaliser les choses physiquement pour les comprendre.
La caricature est une exagération et peut aider à révéler des choses. En revisitant le pouvoir de la caricature à travers les âges, et en cherchant à comprendre les réactions qu’elle a produites sur les gens, de manière parfois très irritante, on peut s’en servir comme d’une méthode pour révéler les pensées intimes qui les habitent. Les préjugés, les clichés, etc… de cette manière, cela engage l’espace public.
Mon expérience de cette période de recherche sur la caricature pourrait être résumée ainsi : grâce à la subvention reçue de A/R, j'ai acquis de nouvelles connaissances à partir de mes lectures théoriques et j'ai expérimenté et matérialisé des aspects de ma recherche à travers des dessins et des objets. J'ai aussi initié un inventaire de mouvements et expressions caricaturaux, sous la forme de mini-tests de performance dans l'espace public, en collaboration avec les danseuses Sahra Huby et Jessica Van Ruschen. Ces tests ont été documentés par Boris Van Hoof. Je crois que le projet aurait énormément bénéficié de nouvelles explorations dans les relations entre les corps individuels et un corps collectif dans l'espace urbain, où le politique pourrait être produit à travers leur interaction. Il est vraiment dommage qu'un atelier avec des étudiants d'Espace Urbain-ISAC (danse) n'ait pas été possible, en raison de la programmation de l'école qui était déjà faite à mon arrivée. Mais j'ai quand même quelques « restes » ou « résidus » que je peux partager et communiquer à travers la vidéo-documentation et mes présentations. Et l'inventaire sera maintenant repris par les prochains participants et élaboré plus avant. Je pense qu'il y a quelque chose à apprendre de cela pour faire mieux la prochaine fois. Je dois ajouter ici que ma préoccupation n'est pas de savoir comment inciter les gens à participer, mais de trouver la manière de définir le cadre qui puisse éveiller leur désir d’y entrer et de le remplir. À la fin de cette période, je me suis rendu compte de plus en plus de l'importance de la répétition et j'ai compris que toute ma recherche est une répétition permanente vers la création d'un espace agonistique. Les exercices parrhesiastiques ne consistent pas à réussir ou échouer, ils sont plutôt une attitude envers le monde, une attitude quotidienne qui doit être répétée et pratiquée tous les jours. Et les limitations, les blocages ou les échecs font partie du jeu.

A/R : La caricature a un pouvoir de provocation qu’elle peut utiliser pour crever l’abcès social, mais elle peut aussi servir en tant que médecine préventive.

E.K.  : Je suis totalement d’accord. Je pense que c’est pour cela que j’aimerais que ce soit un film qui puisse circuler et puisse toucher beaucoup de gens. Peut-être qu’il pourrait être diffusé sur internet et de cette manière, cela reviendrait à la source.

A/R : Le travail entrepris est-il collectif ? Cette dimension est-elle déjà un mode de transmission de la recherche ou remplit-elle une autre fonction ? Avez-vous eu recours à des rencontres publiques ? Sont-elles un autre mode de transmission ? Y a-t-il eu des rencontres avec les étudiants ? Les considérez-vous comme un mode de diffusion de vos recherches, une manière de transmettre un savoir, une manière de mettre les étudiants au travail ?

E.K.  : Il y a vraiment beaucoup de négociations entre l’individuel et le collectif dans ce que je fais. Je considère que ma pratique se situe entre le monologue et le dialogue. Plus spécifiquement, ma tentative est de développer un schéma nourricier, qui prend la forme d’un ruban de Moebius. Ce schéma bouge constamment entre moi, dans le rôle de l’artiste individuel qui a une pratique de dessin – ce qui pourrait être interprété comme un monologue – et le groupe. Le groupe incarne le dialogue entre les individus et moi et utilise les activités comme la marche, la parole, les évènements performatifs, le journal collaboratif, dans l’optique de communiquer leurs découvertes.
C’est un projet individuel qui a évolué grâce aux gens qui y ont participé. Je pense que l’impulsion vient de moi, puisque je suis l’autrice de ce projet, mais je désire que ces personnes prennent leur place également. Les danseuses étaient très critiques et posaient beaucoup de questions. Dans un sens, j’ai commencé par une forme très ouverte et j’ai invité des collaborateurs/participants à donner une articulation au projet. C’est important de travailler à la mise en scène, mais on ne contrôle pas tout. Cela fait partie d’une discussion beaucoup plus large à mon sens, qui porte sur la construction du savoir. Est-on aussi individualiste qu’on prétend l’être ? Je ne pense pas. Selon moi, le mythe de l’artiste travaillant seul dans l’atelier est mort.


    

 

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  • Entretien 4
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  • Interview 5
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  • Interview 6
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