FRArt Recherche corsaire. Recherche théâtrale d’après les Écrits Corsaires et les Lettres Luthériennes de Pier Paolo Pasolini

1. entretien

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2. entretien

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L’entretien qui suit a été réalisé à Liège le 2 septembre 2020.

A/R Qu’est-ce qui vous a amené à vous réunir pour développer ce projet ?

J.L. Nous sommes issu.e.s d’une même promotion de l’ESACT (École Supérieure d’Acteur.ice.s de Liège). Pendant nos études, Eva nous a réuni.e.s avec le désir de faire un projet à partir de deux livres écrits par Pasolini à la fin de sa vie : les Écrits Corsaires, un recueil d’articles publiés entre 1973 et 1975, et les Lettres Luthériennes, un manuel didactique adressé à un adolescent imaginaire. Ces œuvres nous intéressaient dans la mesure où ce sont des écrits théoriques, mais qui contiennent une puissance émotionnelle très forte. C’est l’émotion qu’ils ont provoquée chez nous qui nous a donné envie de faire théâtre de ces deux textes. Le désir de mener ce projet est antérieur au FRArt, nous avions déjà posé quelques pierres : nous avions réalisé d’abord une série d’entretiens avec des personnes âgées de plus de septante ans qui ont connu le « monde d’avant » dont parle Pasolini. Nous voulions nous confronter à leur récit, voir les différences et les similitudes entre ce que ces personnes avaient vécu dans les années 1960-1970, et la lecture que Pasolini nous en donne. Ensuite, nous avons décidé de faire une première résidence « au plateau » pour jeter les bases, les premières idées et envies. Cela nous a permis de comprendre que le travail serait long, que la pensée de Pasolini exige du temps, qu’il fallait creuser l’homme et son œuvre dans toutes ses dimensions, mais aussi l’œuvre de Gramsci, l’histoire de l’Italie, le contexte politique de l’époque, le monde paysan, etc. On s’est donc dit très tôt qu’on ne voulait pas rentrer dans un processus de production classique. On n’était même pas sûr qu’il y avait un spectacle intéressant à produire ! Nous avions seulement une intuition à creuser et des hypothèses à vérifier. Le processus de la recherche correspondait à cette envie. Donc suite à cette première résidence, nous avons décidé de remettre un dossier au FRArt.

E.Z.-M. Je leur ai parlé des deux textes en avril 2016, juste avant qu’on soit diplômé.e.s. L’envie de porter ce projet collectivement était assez évidente mais à la sortie de l’école, on a besoin d’atterrir dans le monde professionnel, on découvre plein de choses. Nous avons donc mis du temps à développer les premières étapes, à préciser les envies. C’est pour ça qu’entre la genèse du projet et le début de la recherche dans le cadre du FRArt, il y a eu un moment assez long.

A/R C’est donc la complexité du matériau, et au premier titre les contradictions inhérentes à la pensée de Pasolini, qui vous ont orientées vers un processus de recherche plutôt que vers la création d’une pièce.

E.Z.-M. C’est ça. L’univers de Pasolini en lui-même est déjà complexe, et nous avons très vite pris conscience que la théâtralisation de ces deux textes assez théoriques n’allait pas être facile. Et puis nous avions envie d’expérimenter d’autres rapports au travail en général, sortir d’une certaine manière de faire : des temps de répétitions et de création très courts, une exigence d’efficacité. Nous ne voulions pas être dans la course au résultat. Mais c’est vraiment par l’écriture du dossier FRArt que nous avons commencé notre recherche, dans la mesure où écrire ce dossier nous a déjà lancées dans une autre façon de concevoir notre projet.

J.L. Quand nous avons obtenu la bourse, nous avons pris le temps de nous demander : que signifie « faire de la recherche » au théâtre ? Comment faire de cet espace qui nous est accordé un endroit de travail différent de nos fonctionnements habituels ? Nous sommes tellement habitué.e.s (pour survivre) à travailler dans le but de produire, in fine, un résultat dans un temps prédéterminé, que nous ne sommes plus vraiment en mesure d’affirmer qu’une œuvre théâtrale se distingue d’une marchandise. C’est pourquoi nous voulions réfléchir aux cadres qui nous étaient nécessaires pour sortir de cette logique – que nous avons intériorisée – pour exercer notre art autrement, hors de cette injonction à produire un résultat « vendable » (ce qui n’empêche en aucun cas de produire un résultat tout de même).

F.D. Nous avons touché une question importante sur les différences entre chercher et créer. Dans toute création théâtrale, nous sommes en quête d’une forme, donc on pourrait dire qu’il y a de la recherche. Mais le fait de devoir, pour le FRArt, poser une hypothèse et envisager les différentes possibilités d’y répondre, a changé notre manière d’envisager le projet. Nous sommes passé.e.s d’un rapport intuitif à l’œuvre de Pasolini à un rapport plus « scientifique » où nous voulions vérifier notre hypothèse par les moyens spécifiques, et archaïques, du théâtre. Une chose qui nous intéressait beaucoup dans les Écrits Corsaires et les Lettres Luthériennes, c’est ce que Pasolini dit de l’émergence de la société de consommation et la transformation anthropologique qu’elle a produite en Italie, sans que la plupart des gens ne s’en aperçoivent. Lui considérait qu’un cataclysme était en train de se produire, qu’un monde et donc un rapport au monde disparaissaient. Le FRArt nous a permis de transformer notre question initiale, « comment faire un spectacle à partir de la pensée de Pasolini ? », en celle-ci : « comment théâtraliser une pensée complexe à travers l’évocation d’un monde que nous n’avons pas connu ? »

J.L. La question de la recherche est particulière dans le cas du théâtre, du fait que nous avons besoin du public pour vérifier certaines choses. Or cette présence d’un public peut dans le même temps nous pousser à une certaine forme d’efficacité que nous voulions éviter.

A/R Au début, vous avez inscrit le projet dans la tradition du « théâtre didactique », en vous référant notamment aux analyses d’Olivier Neveux. Quelle place cette notion a-t-elle prise par la suite ?

E.Z.-M. Notre recherche est née de – et s’inscrit dans – un chantier créé à l’ESACT il y a quelques années, appelé « Théâtre et politique », dans lequel intervient effectivement Olivier Neveux. Ses conférences régulières questionnent le rôle du théâtre dans la société, sa puissance révolutionnaire et les formes qu’il peut prendre, entre autres didactique, pour transmettre un savoir. Mais c’est plus globalement toute notre formation qui nous a ouvertes à cette envie de faire d’une pensée complexe matière à jeu. Nous avons travaillé avec des metteurs et metteuses en scène comme Françoise Bloch, Adeline Rosenstein ou Joël Pommerat, qui ont en commun de poursuivre cette recherche. Et au-delà des vivant.e.s, nous avons tous et toutes étudié Brecht et son théâtre didactique. Tout ce bagage a été essentiel dans notre recherche car il a pointé la difficulté de n’être ni explicatif ou professoral, ni simpliste et réducteur pour transmettre au public une pensée exigeante.

F.D. Pour revenir à la pensée de Pasolini en particulier, elle est faite de contradictions, il ne cherche jamais à en faire la synthèse. Sa dialectique oppose la thèse et l’antithèse sans chercher de résolution. C’est une œuvre qui pose l’inconciliable. Chercher les formes théâtrales qui racontent cette dialectique impossible est très intéressant.

A/R Comment avez-vous démarré la recherche FRArt ? Selon quels axes l’avez-vous structurée ?

J.L. Nous avons commencé par lire collectivement les Écrits Corsaires et les Lettres Luthériennes, par discuter de nos interprétations respectives de chaque article et des idées théâtrales qu’elles nous évoquaient. Assez vite, face à l’obscurité de certains concepts, mais aussi du contexte historique, politique et culturel, il est devenu essentiel de développer au moins trois points : la pensée de Gramsci, qui a énormément influencé celle de Pasolini ; l’histoire de l’Italie depuis l’unification ; et la biographie de Pasolini, car sa pensée est indissociable de sa vie, y compris intime.

E.Z.-M. C’est de là qu’on est parti en juin 2019. Nous nous sommes réparti.e.s le travail, chacun.e s’attelant à un point et le restituant aux autres par un exposé, une méthode que nous avions déjà éprouvée à l’école ou dans des projets de création. C’était une résidence essentiellement dramaturgique. À ce moment-là, nous avons décidé d’ouvrir le travail à d’autres personnes. Pendant deux jours, nous avons invité d’autres comédiens et comédiennes à lire des pièces de Pasolini avec nous. Une journée consacrée à Pylade, l’autre à Calderón. Nous voulions découvrir comment lui-même avait fait théâtre de sa pensée, et s’en inspirer. Et puis, le théâtre de Pasolini est assez hermétique de prime abord. On avait envie de le mettre en voix, voir ce que ça donnait, en discuter, en mêlant des regards neufs et des regards plus avertis. Ça nous a ouvert des horizons, des pistes de réflexions.

J.L. Il faut savoir aussi qu’en juin, c’était la première fois qu’on travaillait vraiment ensemble, à quatre. Nous avons donc pris le temps de discuter, de créer un langage commun. Travailler en collectif est un apprentissage : la recherche à ce moment-là a donc porté autant sur des questions théâtrales et artistiques que sur nos modes de fonctionnement en collectif, et sur la détermination des conditions nécessaires pour nous mettre en véritable « état de recherche ».

E.Z.-M. Dans la deuxième partie de cette résidence, nous avons tout de même tenté quelques passages de la table au plateau. Ces premiers essais nous ont permis de voir ce qu’il fallait mettre en œuvre ensuite, parce que les propositions restaient souvent très cérébrales et solitaires. Nous avions des difficultés à nous mettre en jeu à quatre. En réaction, ça a généré une autre dynamique pour la résidence suivante. Mais avec du recul, nous nous rendons compte que beaucoup de choses étaient en germes dans cette première résidence. Les obsessions que nous avons poursuivies par la suite se sont exprimées à ce moment-là.

A/R Le passage au plateau a pris appui sur l’apprentissage de chants traditionnels italiens. D’où est venue cette idée ?

F.D. Avant même de commencer la recherche FRArt, nous avions travaillé avec Brigitte Romano, qui est musicienne et professeure de chants traditionnels italiens. Elle a fait un travail très intéressant d’enregistrement de chants lors de processions et de fêtes en Sicile, pour recueillir les traces d’un certain rapport au monde. Elle a également travaillé avec Giovanna Marini, musicologue, amie de Pasolini, qui a beaucoup participé à la collecte et à la transmission de ces chants. Nous avons d’abord appris ces chants qui nécessitent une technique vocale particulière. S’est assez vite posée la question de leur théâtralisation : comment ne pas les folkloriser ? Faut-il les sublimer ? Les décaler ? Comment éviter la réappropriation culturelle ?
J.L. Nous avons évolué. Au départ nous voulions que les chants soient chantés sur le plateau. Mais nous nous sommes rendu compte que ça ne suffisait pas de les chanter « tels quels », qu’ils devaient s’inscrire dans une dramaturgie, et que nous devions trouver la bonne distance entre nous et ces chants qui appartiennent à une culture qui n’est pas la nôtre. La recherche en a donc fait « problème ». À ce stade, nous n’avons pas encore trouvé la résolution scénique, mais en identifiant les problèmes, nous avons avancé vers une résolution future.

E.Z.-M. Nous avons réalisé qu’ils ne pouvaient pas être représentés de façon lisse et évidente, utilisés comme de beaux chants de chorale. D’ailleurs, ils ont parfois un aspect peu mélodieux, étrange. Mais pour revenir à cette question de la légitimité à utiliser ces chants, elle vient d’une réflexion plus générale sur la distance qui nous sépare du matériau : celle entre nous et la pensée de Pasolini, nous et les chants, nous et ce « monde d’avant ».

A/R Vous parliez tout à l’heure d’une autre collecte de « traces du monde d’avant » à la base de votre projet, à savoir des entretiens avec des personnes âgées. Est-ce que vous avez poursuivi ou exploité ce matériau ?

J.L. À vrai dire, c’est seulement aujourd’hui que ce travail d’« avant-FRArt » reprend de l’importance. Nous n’avons pas eu le temps de le traiter pendant la recherche FRArt. Mais nous sommes maintenant en train d’écrire un spectacle, et notre année de recherche nous fait replonger dans ce travail documentaire avec un nouveau point de vue. Non seulement sur les interviews déjà réalisées, dans lesquelles nous savons maintenant quelles informations aller chercher, et sur de nouvelles interviews que nous voulons réaliser en parallèle.

E.Z.-M. À l’époque, nous étions parti.e.s en Italie pour recueillir des témoignages, mais aussi sur les traces de Pasolini, dans le Frioul, là où il a vécu et découvert le monde paysan. Ce qui est intéressant, c’est que nous n’y avons pas du tout retrouvé ce qu’il décrit. Évidemment parce que ça a changé, mais aussi peut-être parce qu’il l’avait quelque part mythifié.

A/R Un autre axe de travail pour aborder Pasolini, c’était la constitution de « figures ». Qu’en avez-vous fait ?

F.D. Ces figures étaient un moyen de répondre à cette envie de convoquer le « monde d’avant ». En étudiant l’œuvre de Pasolini, et pas seulement son cinéma, on a souvent retrouvé ces incarnations, ces personnages à la fois réalistes et mythifiés, archaïques et modernes, très esthétisés. À la fin de la première résidence, nous avions ouvert beaucoup de champs à explorer, autant sur le fond que sur la forme (l’univers esthétique pasolinien, le théâtre didactique, la sacralité et sa disparition, etc.). Pour la suite du travail, nous nous sommes concentré.e.s sur cinq axes, l’un d’entre eux étant la représentation du peuple dans l’œuvre de Pasolini et dans l’histoire de l’art.

J.L. Le parti pris dramaturgique que nous explorons pour représenter ces « figures » du monde d’avant, c’est d’échapper systématiquement à l’incarnation totale. Nous travaillons plutôt sur quelques signes (costume, décor, langage) qui ont pour fonction d’évoquer ce que pouvait être ce monde, en laissant une place à l’imaginaire. E.Z.-M. À ce sujet, on a lancé un travail avec Elsa Seguier-Faucher, plasticienne et créatrice de costumes. Avec elle, on a vraiment essayé d’incarner, de jouer certaines choses, notamment par imitation des films de Pasolini, pour finalement se rendre compte qu’il était plus intéressant de recourir à des costumes incomplets, par exemple.

J.L. Il fallait aussi éviter les clichés sur le monde paysan ou prolétaire. Il n’y a pas UN monde paysan mais une multiplicité. LE Peuple, ça n’existe pas. Il faut le représenter comme une force hétérogène de résistance au pouvoir dominant qui lui, au contraire, décrit le Peuple comme une entité simple et homogène pour mieux l’asservir.

E.Z.-M. On s’est rendu compte qu’il fallait toujours se mettre en dialogue avec la pensée de Pasolini, problématiser la distance entre sa pensée et nous. Pasolini a découvert un monde, qu’il a en partie fantasmé, et nous fantasmons sur ce fantasme. On a parfois eu tendance à prendre sa parole pour une vérité, parce qu’elle nous touchait. Mais nous avons compris l’importance d’une triangulation permanente entre nous, Pasolini et le public.

A/R Justement, dans votre rapport déposé à mi-parcours, vous dites qu’un des tournants de la recherche a été le moment où vous avez décidé de « chercher en vous ». Il s’agissait de se libérer de l’autorité du texte ?

F.D. Si on présente les choses de manière un peu schématique : pendant la première résidence on a cherché à comprendre ce que Pasolini disait, les contextes historique, politique et culturel dans lesquels il a vécu, ceux qui l’ont influencé, les combats dans lesquels il s’est inscrit. Dans la seconde résidence, on a cherché à transmettre cette pensée, notamment en prenant appui sur des interviews de Pasolini, sur sa parole directe. Le bilan qu’on en a tiré, c’est qu’il fallait témoigner de notre rapport singulier à cette pensée et donc chercher en nous. Il faut sans cesse nous mettre à mal, chercher les endroits où Pasolini nous perturbe.

A/R Comment se sont déroulées les résidences d’octobre et de février ?

E.Z.-M.  Dès le début s’est présentée la difficulté de se mettre en jeu à quatre, de porter ensemble une dramaturgie. Dans les deux résidences, chacun.e de nous a poursuivi une forme d’obsession personnelle. On s’est retrouvé à produire chacun.e une forme particulière. D’ailleurs, dans les présentations faites en fin de résidence, en octobre et février, nous n’avons pas cherché à créer une dramaturgie globale, nous avons présenté les différentes formes de façon détachée. Plutôt que d’essayer de tout lier, de suivre une voie unique, nous avons essayé de trouver un équilibre entre nous et nos différents univers.

A/R Les résidences étaient donc ponctuées par une représentation publique. Qui étaient les spectateurs et spectatrices ?

J.L. Nous avons invité entre dix et quinze personnes, des ami.e.s et/ou des professionnel.le.s du théâtre. Un public bienveillant, en capacité de lire une étape de travail. Nous avons beaucoup réfléchi à cette question. Au début de chaque résidence, nous nous demandions : « de quel public a-t-on besoin pour faire advenir quelque chose ? » Au théâtre, cette confrontation au public est importante, elle libère des énergies. En même temps, nous avons essayé d’être prudent.e.s, afin que la présence d’un public ne nous coupe pas du processus de la recherche.

A/R En mars se propage la pandémie, et vous vous retrouvez dans Le Décaméron. Qu’est-ce que la crise a changé pour vous ? Et comment vous êtes-vous adaptées à la situation ?

E.Z.-M.  Notre agenda de recherche n’a pas été trop perturbé par la pandémie, nous n’avions pas de résidence prévue à ce moment-là. Cela n’enlève cependant rien à la violence avec laquelle le secteur culturel est touché et l’instabilité dans laquelle nous sommes toutes et tous plongé.e.s. Notre regard sur le monde a été évidemment impacté par cette crise.

A/R En tout cas, la notion de « monde d’avant » a pris un autre éclairage...

E.Z.-M. C’est certain, la notion résonne autrement. Le parallèle est intéressant. Certain.e.s parlent justement de changement anthropologique, comme Pasolini à son époque.

A/R Vous me parliez d’un projet de spectacle futur ?

E.Z.-M. Oui, à l’issue de notre dernière étape de recherche, nous avons décidé de poursuivre le projet et de nous lancer dans la création d’un spectacle, actuellement intitulé « En une nuit - Notes pour un spectacle à faire ».

A/R En quoi consiste ce projet ?

J.L. C’est une idée présente depuis le début de la recherche, qui a longtemps coexistée parmi beaucoup d’autres, s’est précisée au fil des résidences, et est finalement devenue notre socle de travail. Tout part de « Carnet de notes pour une Orestie africaine » de Pasolini, un documentaire tourné en Afrique de l’Est, qui est un film sur un « film à faire ». Pasolini y fait des repérages en vue d’une œuvre de fiction qui ne se réalisera jamais. C’est un document magnifique, intéressant en ce qu’il fait œuvre de possibilités futures. Cette forme nous offre une théâtralité intéressante, qu’on nomme la « théâtralité de la potentialité ». L’hypothèse dramaturgique que nous sommes en train de tisser, c’est donc de faire un spectacle sur un « spectacle à faire ».

F.D. Cette théâtralité de la potentialité témoigne en partie de notre année de recherche, des questionnements qu’elle nous a fait traverser et des solutions que nous avons trouvées. En imaginant un spectacle hypothétique nous pouvons contourner la nécessité d’un résultat unique et faire exister plusieurs spectacles en même temps, contradictoires entre eux, inconciliables. Elle nous permet aussi de théâtraliser nos manques, nos impossibilités et mettre la distance qui nous sépare de Pasolini au centre de notre projet. Mais le spectacle n’est pas créé du tout, on doit, d’une certaine manière, reprendre depuis le début. Créer un spectacle c’est autre chose que faire de la recherche.

J.L. Nous sommes un peu au stade du peintre qui aurait fait ses esquisses, ses études. Maintenant il nous reste à peindre le tableau.

A/R Où en êtes-vous aujourd’hui ?

E.Z.-M. Nous essayons de maintenir dans ce nouveau pan du travail ce que la recherche nous a amené. C’est pourquoi nous sommes reparti.e.s dans un travail de documentation pour parvenir à qualifier plus précisément ce « monde d’avant ». On est en train de lire, de voir des films, de se construire un imaginaire plus concret sur ce monde décrit par Pasolini. Puis nous allons passer au plateau pour essayer de construire un début de spectacle.

J.L. Nous travaillons la situation de base : quatre personnes veulent réaliser un spectacle qui parle de la disparition d’un monde et racontent leur projet. Elles racontent certaines scènes, en jouent d’autres, font part de leurs fantasmes théâtraux, de leurs questionnements, montrent plusieurs possibles. Cette mise en abîme renvoie à la dramaturgie de la potentialité dont nous parlions. Le but est de créer un écho avec la potentialité révolutionnaire que représentaient les mondes paysans, prolétaires et sous-prolétaires. Dans les années 1960-70, Pasolini ne cessait d’alerter sur le fait que la Grande Histoire, l’histoire bourgeoise dominante, était en train « d’avaler » la multiplicité des autres histoires, celles des peuples, qui portaient en elles une puissance subversive énorme, de par leur simple existence. L’envie des « Notes pour un spectacle à faire », c’est aussi de ne pas présenter une seule histoire, mais une multiplicité.

F.D. Nous cherchons dans le fond à raconter l’avènement du modèle unique, tout en inversant la machine sur le plan formel. C’est-à-dire multiplier les récits, recréer des singularités.

A/R La recherche va-t-elle donner lieu à d’autres formes que celles du théâtre ?

F.D. Oui, nous tenons à ce que la recherche donne lieu à différentes formes. Nous avons travaillé, en collaboration avec le Corridor, sur une production plastique autour de la représentation du corps mort de Pasolini. Cette œuvre est exposée dans le cadre de la Biennale de l’Image Possible à Liège.

J.L. Et puis, suite à la crise du Covid, nous avons eu envie de réaliser un objet sonore à partir d’interviews de personnes âgées dépositaires de ce « monde d’avant », mais aussi de la jeune génération qui ne l’a pas connu et qui est en train de connaître une autre transformation. Nous allons travailler sur ces parallèles.
 
E.Z.-M. Et à l’ESACT, un projet autour de Pasolini va être mené. Nous sommes invité.e.s à y travailler avec les étudiant.e.s. Nous sommes excité.e.s de pouvoir partager notre recherche.

J.L. Et ce n’est pas fini. Nous ne savons pas encore ce que cette recherche va produire. Certaines pièces de Pasolini nous ont touchées. Peut-être qu’on en fera quelque chose un jour ? Cette recherche est un terreau qui a généré plein d’envies.