FRArt La peinture dans la lumière. Une exploration artistique de caractéristiques nouvelles et étranges de la lumière blanche via une source de lumière « quantique »

1. La peinture dans la lumière: entretien

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L’entretien qui suit a été réalisé à Bruxelles le 9 septembre 2020.

A/R Comment en êtes-vous venu à étudier les phénomènes de la lumière et de la couleur ?

A.L. J’ai décidé de faire de l’art quand j’étais adolescent. Je voulais être compositeur. J’ai fait de la musique électronique pendant trois ou quatre ans, en région parisienne. J’ai commencé à développer une approche très mathématique. Dans le son, il y a un rapport très direct entre la perception et les mathématiques : si on multiplie la fréquence par deux, on monte d’une octave. À vingt ans, j’ai décidé de tout plaquer et je suis venu en Belgique. Je ne savais pas trop quoi faire, j’hésitais entre des études de science ou d’art. Quelqu’un m’a parlé de l’ERG. J’ai découvert que c’était une école où on n’apprenait rien, une école faite pour les autodidactes. (Rires) Alors j’y suis rentré et j’y ai passé cinq ans, en traversant presque toutes les disciplines. J’ai toujours cherché un médium dans lequel je pourrais penser en musicien, de manière visuelle. La vidéo semblait appropriée, avec son rapport au temps, à la composition, au montage, mais finalement c’est devenu le dessin. J’ai commencé à faire des dessins géométriques en mélangeant des notions de perspective et de couleur.

A/R Quelles références artistiques vous animaient ?

A.L. J’ai toujours été assez fasciné par le post-impressionnisme et son rapport à la science. Seurat était le peintre le plus scientifique de l’époque. Malheureusement, il est mort à trente et un ans. S’il avait été vivant en 1907, je crois que Braque et Picasso auraient été un peu en retard. (Rires) Paul Klee a aussi été très important pour moi, notamment au travers du livre La pensée créatrice, qui réunit ses cours du Bauhaus. Kokoschka et Kandinsky également, dans une certaine mesure, pour leur rapport à la musique. En fait, j’avais un peu tendance à ignorer l’art contemporain. J’avais l’impression qu’il y avait un tel potentiel inexploité chez des artistes plus anciens des XIXe et XXe siècles. Je suis resté attaché à la musique contemporaine, Iannis Xenakis et surtout Giacinto Scelsi, un compositeur à l’origine du mouvement spectraliste, qui considère le son comme une matière, y compris à travers des œuvres presque monotones où l’attention se porte sur la complexité du son. Ça m’a beaucoup inspiré. Assez vite, j’ai réalisé que le son et les couleurs ne fonctionnaient pas vraiment de la même manière, et que je n’y connaissais rien. Alors j’ai commencé une longue période d’étude, en lisant tout ce que je trouvais sur la couleur, de Goethe et Wittgenstein à tout ce qui existe dans les sciences. Un jour, Narcisso Silvestrini, professeur de couleur à l’école Polytechnique de Milan, m’a parlé d’une école près d’Avignon, Ôkhra, où des scientifiques étaient ravis de parler de couleur avec des artistes, et j’y suis allé souvent pour poser toutes mes questions. Après mon diplôme, je suis rentré à la Jan van Eyck Academie de Maastricht. C’est à cette époque-là que j’ai acheté beaucoup de pigments et de machines, et que je me suis mis également à la programmation informatique. J’ai terminé cette période d’étude en 2014 par de grands dessins, dans lesquels j’explorais des notions de mélange optique, de variations simultanées et de constance des couleurs.
A/R À quel moment est apparu votre intérêt plus spécifique pour la lumière ?

A.L. Depuis le début, j’étais très conscient que la question de la lumière était intrinsèquement liée à celle de la couleur. Le fait que les théories de la couleur ne parlaient généralement pas de lumière me semblait être un non-sens. Mais je n’avais pas les moyens de me livrer à un travail sur le spectre lumineux. En plus, j’étais très occupé avec mes pigments. C’est vraiment en 2015 que je m’y suis dédié, alors que je travaillais sur une sorte de synthèse de mes travaux, un manifeste sur la colorimétrie. Ce qui est génial avec la colorimétrie, c’est qu’on peut réduire la couleur et la lumière à un ensemble de paramètres auxquels on peut appliquer des fonctions mathématiques. C’était tout à fait ce que je cherchais au départ, quand je pensais que le son et la couleur fonctionnaient de la même manière. Ensuite, j’ai gagné un concours pour une œuvre d’art publique à Montréal en proposant quatorze mosaïques de verre composées à base d’algorithmes. C’est comme ça que je suis entré en contact avec des gens qui travaillent le vitrail, et d’autres avec des leds. Ensuite, tout ça a continué à trotter dans ma tête, jusqu’à la commande d’une œuvre publique à Uccle. À l’époque, j’étais fasciné par une partie du travail d’Olafur Eliasson, et j’ai commencé à travailler avec les mêmes sources de lumière que lui : des lampes à sodium. Pour Room for One Colour (1997), il a placé plusieurs de ces lampes dans un espace. Quand on entre, tout est jaune, l’œil s’adapte, et on finit par tout voir en noir et blanc. En réalité, c’est un truc très connu, mais il est le premier à l’avoir transposé dans le monde de l’art, à ma connaissance. J’aimais cette pièce, assez radicale, où la lumière détermine la manifestation des couleurs. Pour mon œuvre à Uccle, je voulais utiliser des lampes à sodium associées à des leds pour faire blanchir la lumière, mais je n’arrivais pas à trouver la bonne led complémentaire. D’un coup, je me suis rendu compte que je pourrais n’utiliser que des leds et que je pourrais faire de la lumière blanche à partir de deux couleurs seulement. Une personne m’a dit que c’était impossible, qu’il fallait nécessairement du rouge, du vert et du bleu. (Rires) J’ai demandé à une entreprise d’éclairage canadienne de m’envoyer les données numériques de toutes leurs leds, j’ai travaillé dessus et montré un prototype à l’espace Été 78 : une lumière blanche combinant seulement du cyan et du rouge. Ce blanc faisait complètement changer la couleur de certaines matières, notamment les objets jaunes. C’était assez spectaculaire. J’ai commencé une série intitulée Yellow-free Series, dans laquelle les lumières faisaient disparaître le jaune. Contrairement à Eliasson qui utilise une lumière jaune transformant tout en noir et blanc, j’utilise une lumière blanche sous laquelle le jaune n’apparaît plus.

A/R Une œuvre-manifeste, en quelque sorte.

A.L. Oui, c’était tout à fait conscient, même si lui n’est sans doute pas au courant ! (Rires)

A/R Comment en êtes-vous arrivé au projet présenté au FRArt ?

A.L. J’y arrive. Les limites du système se sont fait sentir. L’entreprise canadienne ne pouvait pas faire tout ce que je voulais avec les leds. Alors, comme pour la colorimétrie ou la programmation informatique, j’ai appris par moi-même à faire des luminaires. Et je me suis rendu compte assez vite que si je voulais faire de la dentelle avec le spectre de la lumière, j’avais besoin d’argent. C’est alors que j’ai trouvé le FRArt. Tout était déjà très clair dans ma tête, donc le dossier a été assez facile à monter. J’ai présenté les choses ainsi : j’allais faire des luminaires avec des leds programmables produisant une lumière blanche et faire varier cette lumière de manière imperceptible ; cependant les couleurs des matières, elles, allaient changer. J’ai appelé cette source lumineuse un « synthétiseur de lumière quantique ».

A/R Pourquoi « quantique » ?

A.L. Dans les leds, on n’a pas toutes les longueurs d’onde que l’on veut. Entre le vert et le jaune-orange, il y a un trou, il n’y a rien. Alors que c’est là où se trouvent plusieurs longueurs d’onde nécessaires aux effets recherchés. J’ai donc contacté Thomas Pons, un chimiste à l’École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle de Paris, qui produit des « quantums dots ». Ce sont des cristaux fluorescents qui absorbent l’énergie bleue ou UV d’une led et la reconvertissent dans une autre longueur d’onde. Thomas Pons était très intéressé par mon projet et il a accepté de m’aider. On a eu plein de problèmes, et d’ailleurs on n’y est pas encore tout à fait, mais j’ai quand même obtenu des résultats extraordinaires. La lumière qui sort de mes synthétiseurs contient des longueurs d’onde qui n’existent nulle part sur le marché – sauf actuellement à la galerie LMNO, à la Triennale d’art public de Liège et bientôt à la Villa Empain1!

A/R C’est ce que vous appelez « programmer la lumière », c’est-à-dire aller à la source du spectre lumineux et le manipuler à loisir.

A.L. C’est ça. Un peu comme si je jouais sur un clavier.

A/R On revient à la musique.

A.L. Oui. Sauf que dans un accord musical, on entend toutes les notes. Or quand on fait un accord lumineux, une seule couleur apparaît. Et surtout, il y a beaucoup d’accords différents avec la lumière qui produisent une même couleur. C’est ce qu’on appelle le métamérisme. C’est le phénomène qui me permet de faire des lumières blanches d’apparence identique avec différents accords de longueurs d’onde. Étant donné que je travaille avec des pigments, j’ai eu l’occasion de réexplorer toute ma collection. Je les connais très bien à la lumière du jour, mais avec ces nouveaux accords, j’ai trouvé des choses incroyables. J’ai développé de nouvelles couleurs, désignées par des noms composés qui correspondent aux variations selon lesquelles elles apparaissent. J’ai du rouge-noir, du rose-gris, du vert-rouge, du bleu-rose, du citron-rouge, du citron-blanc. On peut en voir certaines à la galerie LMNO dans la série Single-many. Sur ces dessins, tous les éléments graphiques peints à la main s’uniformisent visuellement à un certain moment, puis se différencient. Il y a un Red-many, par exemple, un grand dessin qui apparaît tout rouge, d’un rouge très intense, avant que ses éléments ne se différencient en neuf couleurs : brun, noir, jaune, orange, vert, etc. Je présente aussi des Turquoise-many, des Blue-many, et une Grass-many, parce qu’à un moment la pièce ressemble à de l’herbe au soleil, un peu comme dans un Seurat d’ailleurs.

A/R Vous avez évoqué des problèmes concernant la conception des lampes. De quelle nature étaient-ils ?

A.L. En fait, j’ai passé la plupart du temps à travailler sur les lampes. J’ai réalisé des tas de prototypes, acheté des leds du monde entier. Ces histoires de longueur d’onde, c’est vraiment compliqué. Par exemple, si j’ai besoin d’une led bleue turquoise, chez un fabricant elle est trop verte, chez l’autre elle est trop bleue. Et pour le savoir, il faut les acheter… Les leds sont presque des pièces uniques. Pour choisir les nuances de manière précise on doit les acheter par bobines de mille. Dans une référence de led rouge, il y a une quinzaine de nuances. C’est un cauchemar ! Et puis, on a surtout rencontré des problèmes pour fabriquer une led d’une longueur d’onde de 570 nanomètres, un jaune qui n’existe tout simplement pas sur le marché. Au laboratoire de Paris, ils ont réfléchi au nombre d’atomes à assembler pour le faire. Ça semblait possible, alors une stagiaire a travaillé chez eux pendant un mois. Ils m’ont envoyé les cristaux, je les ai mis dans les résines, jeté de l’énergie dessus et mesuré ce qui en ressortait : 590 nanomètres. Je ne comprenais pas, j’ai été jusqu’à recalibrer mes machines pour être sûr que je ne me trompais pas et je leur ai demandé de faire pareil… En fait, ça résultait d’un phénomène d’auto-stimulation, c’est-à-dire qu’une partie de la lumière émise par les cristaux était retransformée par ceux adjacents. On a donc dû recommencer à zéro, mais cette fois en visant 560 nanomètres, ce qui est plus compliqué parce que les cristaux sont plus petits et plus fragiles. Le labo me les a envoyés et j’ai refait le test : cette fois, ça marchait, mais pendant trois minutes seulement… La chaleur faisait éclater les cristaux. C’était inexploitable. J’ai cherché d’autres solutions. J’ai trouvé une manière de faire du 550, un jaune-vert très intéressant qui donne du blanc quand il est combiné au violet. Le 570, on ne l’a toujours pas. Mais il me le faut !

A/R Vous avez l’habitude de faire appel à des experts. La collaboration était-elle différente cette fois-ci ?

A.L. Non, pas vraiment. Sauf que le label FNRS aide beaucoup. D’habitude, les scientifiques me prennent rapidement au sérieux quand ils voient que je sais de quoi je parle, mais avec la mention FNRS, les choses vont encore un peu plus vite…

A/R Quels sont les autres collaborateurs impliqués dans le projet ?

A.L. J’ai beaucoup travaillé avec un autre artiste, Mathieu Zurstrassen. Il a une formation d’architecte et il est très fort pour résoudre des problèmes de design « scientifique ». C’est lui qui a dessiné la lampe à partir du contenu et des contraintes que je lui ai fournis. Il y a aussi Nathan Boulet, un informaticien qui a travaillé sur des cartes permettant de contrôler l’intensité des leds. Pour toutes les versions montrées actuellement, j’ai utilisé des cartes disponibles sur le marché, mais on est quasiment au point pour lancer la production des nôtres, plus puissantes et plus faciles à contrôler. Et puis, j’ai proposé à un bureau de conservation et restauration d’œuvres d’art spécialisé en art contemporain, le studio Nicolas Lemmens, de faire un dossier confidentiel pour la conservation de ces luminaires, entre autres pour rassurer les collectionneurs. Je préfère également être prudent et éviter qu’une grosse société achète l’œuvre et pille le carnet de conservation pour en faire des jouets.

 A/R Dans le dossier remis au FRArt, vous insistiez justement pour rendre publics non seulement les résultats de votre recherche mais aussi la méthode.

A.L. J’ai toujours fait ça. Pour mon œuvre à Montréal, j’ai publié un catalogue avec un texte assez technique sur ma démarche. Ce n’est pas un article scientifique, on ne peut pas directement reproduire ce que j’ai fait. Mais je trouve ça très important. J’aimerais qu’il y ait plus d’artistes qui pensent ainsi, ça nous permettrait de discuter. Comme avec mon assistant, Pedro Ruxa, un peintre qui connaît très bien les pigments. Mais cette question de la restitution publique est devenue très délicate pour moi. Fin 2019, deux designeuses m’ont contacté par l’intermédiaire d’un scientifique qui connaît bien mon travail. Elles avaient été commissionnées par un musée. Elles avaient vu Yellow zone/yellow-free zone (2019), mon travail avec deux ballons qui changent de couleur. Elles m’ont demandé de les aider à réaliser une pièce avec des changements de nuances de jaune, parce que, bien qu’elles avaient compris que quelque chose de cet ordre était possible, elles n’y connaissaient rien. J’ai accepté de collaborer, je leur ai parlé de mon projet de lumière programmable. Or, quelques jours plus tard elles m’ont écrit qu’elles ne voulaient plus travailler avec moi. En mars, sur Instagram, j’ai vu ce qu’elles avaient conçu pour l’exposition : selon moi et beaucoup d’autres personnes qui l’ont vu, c’était du plagiat ! Par l’intermédiaire de mon avocat, j’ai contacté le musée et les deux designeuses, qui ont prétendu n’avoir rien fait de mal, qu’elles ne savaient pas que j’étais un artiste, mais aussi qu’au moment où elles m’avaient contacté leur projet n’était pas clair du tout. Résultat : je les ai attaquées en justice pour plagiat. C’est donc une question délicate. Il me semble essentiel de partager. Mais en même temps, il y a des gens qui considèrent que l’art contemporain est un supermarché où on peut trouver des trucs gratuitement et mettre son logo dessus sans citer ses sources.

A/R Vous n’avez pas envisagé de déposer un brevet, non pas pour commercialiser votre travail mais au contraire pour le protéger de ce type de commercialisation ?

A.L. Déposer un brevet peut coûter très cher. Cela nécessite des recherches et l’assistance d’un ingénieur. Je n’ai eu ni le temps ni l’argent. Mais il y a des aides aux brevets, je vais étudier cette question l’an prochain.

A/R. Une publication était prévue à l’origine. Est-ce toujours d’actualité ?

A.L. Oui, c’est plus fort que moi. J’ai même besoin personnellement de l’écrire, d’un point de vue intellectuel, pour ne pas oublier. À chaque fois, ça ouvre des perspectives. Mais je vais être un petit peu plus prudent. Ceci dit, le projet a pris du retard à cause de la Covid. Des stagiaires travaillent dessus. C’est Pierre Huyghebaert, à la tête de l’atelier de Typographie de la Cambre, qui m’a aidé à les trouver. Mon texte n’est pas tout à fait au point. L’éditeur sera JAP2, avec qui j’ai déjà travaillé. Il s’agira d’abord d’une version à tirage limité. Ensuite, on essaiera de trouver des fonds additionnels pour réaliser une impression à plus gros tirage.

A/R La crise sanitaire a-t-elle entraîné d’autres contretemps ou situations critiques ? Comment vous y êtes-vous adapté ?

A.L. J’ai un atelier ici, dans mon appartement, et j’en ai un autre à Forest, mon fablab privé, avec des découpeuses de bois numériques, des machines, etc. Comme je travaille de manière largement autonome, je ne dépends pas vraiment d’entreprises qui auraient pu fermer temporairement ou faire faillite, même si j’ai mis du temps à obtenir certains matériaux, comme des encres pour l’impression du livre. Je n’ai pas tellement souffert de cette crise parce que je construis tout moi-même. Aucune invitation n’a été annulée, mais tout a été décalé.

A/R Outre l’exposition à la galerie LMNO, la recherche est aussi rendue publique actuellement à la Triennale de Liège. En quoi consiste ce travail ?

A.L. La pièce s’intitule 5, 4, 3, 2… sans jaune/sans rouge. C’est un duo avec Adrien Tirtiaux. On a trouvé un parking en béton construit dans les années 1950 ou 60, le parking Neujean, qui nous plaisait beaucoup. J’occupe le sixième étage, tandis que lui a travaillé sur le toit, avec une construction en bois peint de couleur jaune (que j’ai choisie, d’ailleurs), une sorte de plateforme d’observation qui s’avance dans le vide. J’ai occulté le sixième et son bois peint rentre dans mon espace, où j’ai mis des lampes qui font passer la couleur de son œuvre du jaune orangé (chez lui) au citron-rouge (chez moi), c’est-à-dire que la couleur de sa pièce est tantôt jaune citron, tantôt rouge vif. Chaque étage du parking possède un code couleur, et celui du sixième est un gris foncé. J’ai repeint toutes les parties originellement grises en gris-rose. Quand la structure d’Adrien est jaune citron, on a l’impression d’être dans un étage du parking normal, mais tout à coup, tandis que sa structure devient rouge les parties grises du parking deviennent rouges également. Ça fait un peu parking hanté.

A/R Vous aviez prévu deux journées d’études au printemps, qui auront finalement lieu en novembre. Son programme montre que votre recherche ne se limitait pas à un processus tendu vers une performance technique et la production d’un résultat tangible, mais qu’elle avait aussi une dimension critique, dans la mesure où il sera question de révéler le contexte historique, social et éthique de l’utilisation de la lumière.

A.L. Oui, tout à fait. J’ai lancé le projet à La Cambre en collaboration avec Marjolijn Debulpaep de l’IRPA, où elle a créé la cellule de Conservation préventive. Si la première journée est consacrée à la couleur et à la lumière au croisement des arts et des sciences, la seconde abordera en effet le thème de la lumière pour les musées et les questions de conservation des œuvres d’art. Parmi les intervenants, il y aura notamment Stefan Michalski, qui a participé aux comités internationaux ayant établi, il y a plus de trente ans, les règles de conservation muséale au niveau de la lumière, par exemple le nombre de lux indiqué pour les dessins, etc. Étant donné le changement radical de technologie que représente l’apparition des leds, il est en train de travailler sur de nouvelles normes. Il y aura aussi Agnes Brokerhof, qui fait un peu le même travail que Michalski mais depuis le point de vue du public. Elle étudie comment adapter l’éclairage aux personnes et aux situations. Elle envisage comment le public perçoit le vieillissement des œuvres d’art. Elle pose des questions éthiques sur les dangers qu’on fait subir aux œuvres pour permettre aux gens de les voir.

A/R Il y a aussi les questions éthiques liées à l’usage éventuellement manipulateur de la lumière.

A.L. C’est un autre volet, effectivement. Kevin Smet viendra parler de sa participation à la dernière version d’un système international d’évaluation du rendu des couleurs. Il y a tout un pan psychologique à cette question, à savoir la préférence de couleur. Quand on interroge des gens sur leurs souvenirs de couleurs, ils choisissent systématiquement des couleurs plus intenses que celles qu’ils ont vues. Ce qui arrange bien les grandes sociétés, qui y trouvent une justification scientifique à l’utilisation de lumières pour magnifier leurs marchandises. C’est un peu problématique. J’ai déjà vu une tranche de saumon sous les lumières blanches des frigos d’un supermarché : elle était orange vif, très alléchante, tandis qu’elle était toute pâle en dehors de cette lumière. Et puis, il y a encore autre chose. Quand la société Osram a eu le contrat d’illumination de la Chapelle Sixtine, ils ont tout de suite dit qu’ils pouvaient « améliorer » les couleurs de Michel-Ange… C’est évidemment très problématique. Il faut informer les gens là-dessus. Les étudiants en art doivent savoir ces choses, et comprendre que la couleur de la lumière et l’effet que peut avoir la lumière sur des surfaces colorées sont deux choses indépendantes.

A/R L’ambiguïté sans doute involontaire de votre recherche, c’est qu’en tâchant d’ouvrir les possibilités de manipulation de la lumière blanche, avec des intentions esthétiques et scientifiques, vous contribuez dans une certaine mesure à ouvrir la boîte de Pandore…

A.L. Exactement. C’est mon travail. La boîte de Pandore, elle est chez LMNO. Beaucoup de personnes, même des scientifiques, ignorent qu’on peut manipuler la couleur à ce point. Bien sûr, je profite du fait que le domaine est quasiment dérégulé. Mais je suis conscient en même temps que si quelqu’un travaillant dans le marketing voit mon expo, ça peut lui donner des idées… J’essaie de faire gaffe à ce que je fais.
1 La lumière est invisible, galerie LMNO, Bruxelles, 4 septembre – 24 octobre 2020 ; 5, 4, 3, 2 … sans jaune / sans rouge, Art Public, Liège, 1er août – 31 octobre 2020 ; The Light House, Villa Empain, Bruxelles, 22 octobre 2020 – 31 janvier 2021.
2 L’association bruxelloise Jeunesse et Arts Plastiques développe un programme de sensibilisation à l’art contemporain par le biais de conférences, séances de cinéma, éditions, etc.